Quand je serais une star

Ecrit le 26/03/2024

Un jour, on verra ma tête à la télé. Mon égo en est persuadé. Ce sera un lundi soir, obligé. Après une rude journée d’un taff plus ou moins appréciable, des milliers d’inconnus vont allumer la télévision du salon pour avoir une distraction pendant le repas, pour éviter d’avoir à parler à leur gamin qu’ils ne comprennent déjà plus. Peut-être qu’au moins ça évitera une remarque de merde sur le repas que la bonne femme a préparé. Un jeune homme, la trentaine, les cheveux gominés et tout encravaté, annoncera le début du journal de 20h avec une info choc. Ce sera ma grosse gueule en gros plan.

Qu’est-ce qu’il vont bien pouvoir écrire en dessous ? Ca c’est une bonne question. Criminel ou éco-activiste ? Ennemi public numéro et « leader » révolutionnaire ? Membre d’une dangereuse organisation anarchiste au nom qui fait peur ? Par quel prénom vont-ils me désigné ? J’en sais rien et peu importe. Ce sera faux. Non pas que ça sera un mensonge, ah ça non. Je plaide coupable de tout le mal que je vais avoir à commettre. Simplement, ce ne pourra qu’être honteusement réducteur. Toute ma personne résumée à des millions de personnes en 5 minutes chrono, parfois moins, par un mec qu’à jamais eu à taffer de sa vie et qu’est payé par un quelconque milliardaire. Ouais, j’aurais ptêtre fait sauter une voiture, une banque ou un ministre, d’accord. Mais ne dire que ça, c’est cracher sur les centaines de bouquins que j’aurais lu, les dizaines de cantines que j’aurais organisé, toutes les personnes que j’aurais aidé, même s’il ne s’agissait que de quelques unes. Ces heures innombrables passées dans des réunions chiantes à essayer d’être démocratique, toutes ces touches de clavier matraquées à écrire des mails remplis de fautes, des communiqués qui disent quasiment tous la même chose, des zines qui disparaitront dans le courant de l’Histoire. Ces loisirs sacrifiés à faire des manifs, à aller à des conférences, des discussions pour essayer de pas trop faire de la merde. Ne dire que ça, c’est m’obliger à faire sauter un autre truc pour être entendu.

Il y a aussi sûrement une ptite phrase qui accroche, qui servira de titres à des dizaines d’articles qui disent rien de neuf et qu’il faut quand même payer pour voir, qui sera repris telle quel sur les réseaux sociaux par des connards qui se font de la thune en faisant des copier-coller sans comprendre la moitié de ce qu’ils partagent. Une phrase du genre : Nouvelle attaque terroriste de ces terribles méchants ou Menace de morts envers chaipaki. Ptêtre plus, genre Déclaration d’indépendance de la région Autonome ou Les rebelles révolutionnaires étendent leur territoire mais bon. Un jour, ça sera Arrestation lors d’une opération secrète du GIGN ou une connerie genre Enfin abattu par l’armée. Bref, j’imagine que ça dépend du lundi. Ça ne décrira rien de ce que nous aurons été, moi et les abrutis qui m’auront suivis dans ces conneries. Du stress constant de vivre caché dans une société de surveillance généralisée, de la vie nomade de refuge en squat, de la difficulté à faire confiance quand on est ennemi de tous ou presque. Des tentatives de vivre au quotidien un autre quotidien, précaire, dangereux, mais plus juste que tout ce qu’on nous proposait. De comment trouver où dormir, où manger, une éphémère sécurité.

Et cette photo de moi, pour y revenir. Dégueulasse par ailleurs, pas mon meilleur profil. Y a fallu qu’il mette la tête que je faisais après des jours de cavales dans la forêt, histoire de bien contraster avec la poudre au nez du présentateur, lui qui est si beau, bien ordonné et qui suit les ordres donnés. C’est cette gueule que retiendront ceux à qui on propose un avis tout fait sur ma personne, pas besoin de réfléchir tkt. Cette gueule que verront les soutiens de loin, trop craintifs, et sûrement avec raison, pour entrer directement en conflit avec l’État, les condamnant au Désespoir une fois de plus face à mon échec. Cette gueule que verront la majorité, rassuré de cette menace éliminée. Cette gueule que verront des tas de gens inconnus et tous ceux qui m’ont connus. Des militants que j’ai côtoyé et qui m’ont vu aller trop loin. Des amis perdus en cours de route en même temps que la chance d’une vie normale, qui se demanderont pourquoi sans comprendre. Ces gens avec qui j’ai taffé une fois et qui vont pouvoir le raconter à toutes leurs petites soirées. Ces profs qui m’ont eu en cours en disant que j’avais du potentiel et qui se diront qu’ils savaient que j’allais mal finir. Ces filles, ces mecs et quelques autres que j’ai embrassé et enlacé qui auront un frisson dans le dos. Ma mère, qui ne pourra plus nier d’avoir raté un truc dans mon éducation. Moi-même, qui immanquablement, finirait par effacer l’individu que je suis pour ne plus qu’être le monstre qu’ils décrivent.

Tous, nous oublierons tout ce que j’ai pu être d’autre. Ptêtre qu’un historien qui voudra se faire des thunes sur le dos de mon nom ira fouiller dans mes trop nombreux écrits, mes bulletin scolaire, les photos de ma chambre d’ado, voir les gens alors très vieux qui m’auront connus quelques années. Peu importe ce qu’il conclura comme bouquin vendu trop cher, ou de l’éloge ou de l’injure. Jamais rien ne pourra représenter ce que je suis, serais et étais. On pourra pondre milles analyses de comment j’en suis arrivé là qu’on trouverais le moyen de s’embrouiller sur quel courant politique exact je me revendique. Personne, évidemment, ne réfléchira vraiment à pourquoi j’ai fais ça mais bon, c’est un classique désormais. Et mes souvenirs, comme ils le sont déjà, seront condamnés au Néant. Le gamin qui essaie de vivre pleinement son enfance sans y parvenir complètement et sans qu’il ne comprenne jamais pourquoi. L’ado, dont les grandes ambitions deviendront rêves brisés, témoin exponentiel des atrocités du temps d’avant et du présent. Lea jeune adulte, dont la réflexion est aussi douteuse que cette écriture inclusive qu’iel n’affectionne qu’à moitié, qui se politise dans une soif éperdue de radicalité à la mesure de l’utopie inespérée. Quid du souvenir exact, de ces incertitudes quant à la possibilité de mener cette vie finalement peu attrayante, en rupture d’un rythme plus confortable au sein d’un système qu’iel ne supporte plus ? De toute cette existence à jamais disparue, on peut croire en la résurrection en une étoile de plus dans le ciel lointain.

Une étoile qui, vu d’un peu plus près, se révèle être un sombre soleil.